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Sortie de secours, 2009. Maxime Marais/CC/Flickr

ENQUETE. Le Journal de l’énergie révèle des documents internes à EDF dans lesquels l’électricien juge « dégradée  » la fiabilité des groupes électrogènes de secours des réacteurs nucléaires français entre 2012 et 2014, des équipements primordiaux pour empêcher la survenue d’un accident nucléaire. Cet article est le premier volet de notre enquête sur la vulnérabilité des moyens de secours du parc nucléaire français d’EDF, en collaboration avec la Gazette Nucléaire.

 

Par Martin Leers et Edmond Soularac

 

Le 11 mars 2011, ils n’ont pas redémarré après le passage du tsunami à la centrale de Fukushima Daiichi au Japon. Ils, ce sont les groupes électrogènes de secours. D’imposants moteurs diesels présents dans toutes les centrales nucléaires françaises, qui doivent en cas de coupure du réseau électrique national fournir en quelques secondes l’électricité vitale au refroidissement du combustible radioactif. Un réacteur en fonctionnement nécessite une alimentation permanente en électricité pour refroidir le cœur nucléaire et le combustible usé immergé dans la piscine de stockage. Privé de système de refroidissement, le combustible fond en quelques heures et le réacteur n’est plus à même de retenir la radioactivité dans son enceinte. C’est l’accident nucléaire majeur.

 

Comment fonctionnent les systèmes de secours électriques dans une centrale nucléaire ? En France chaque réacteur est doté de deux groupes électrogènes distincts, dont un seul suffit à garantir le refroidissement de l’installation. En l’absence d’alimentation électrique extérieure à la centrale, ces moteurs doivent pouvoir tourner plusieurs semaines en continu. En cas de défaillance des deux diesels de secours des réacteurs, chaque centrale possède soit un diesel supplémentaire, soit une turbine à combustion. Le diesel d’un réacteur peut aussi alimenter un autre réacteur en détresse.[1] Si une panne affecte l’un de ces matériels de secours, la sûreté de la centrale s’en trouve alors diminuée.

 

La fiabilité des diesels de secours des réacteurs pose problème… selon EDF

 

Entre juillet 2012 et décembre 2014, EDF a jugé « dégradé » l’état de ses diesels de secours. L’évaluation négative de la fiabilité des diesels repose sur plusieurs centaines de bilans effectués sur les systèmes de secours des réacteurs. Dans trois documents internes inédits publiés aujourd’hui par le Journal de l’énergie, EDF donne à voir une réalité différente de celle qu’il propose aux Français sur la sûreté des réacteurs français.  A des degrés divers, la très grande majorité des groupes électrogènes des réacteurs nucléaires posaient problème à cette période. Six cents anomalies « actives » étaient signalées sur les diesels de secours en mai 2014 et 458 en mars 2015. Exemples d’anomalies « actives » : « De nombreux suintements ou fuites d’huile, d’air ou de carburant sur les circuits auxiliaires des Groupes Électrogènes dégradent la fiabilité d’ensemble », indiquent les bilans mi-2012-2013 et 2014 d’EDF. Ces bilans précisent aussi que la majorité des incidents de sûreté sur les diesels « a pour origine des causes de Facteur Humain ». C’est-à-dire qu’ils découlent d’erreurs humaines.

 

En 2014 EDF a classé la majorité des diesels en « État dégradé » ou en « État inacceptable »

 

EDF effectue régulièrement des bilans de santé des diesels de secours. Dans une note interne intitulée « AP 913 – BILAN SYSTEME LHP – LHQ 2015 » datée de juin 2015, EDF dresse le bilan de « l’état de santé » des groupes électrogènes du parc nucléaire français en 2014. Ce document « donne une vision claire de l’état de santé des systèmes pour l’ensemble des paliers du Parc nucléaire dans le but d’améliorer la performance globale et la fiabilité sur le moyen-long terme », explique l’électricien.

EDF présente le bilan 2014 de « l’état de santé » des groupes électrogènes (dénommés LHG, LHH, LHP, LHQ) de chaque réacteur français (« une tranche », dans le jargon d’EDF) dans un tableau intitulé « Evaluation de la fiabilité des systèmes ». L’évaluation des deux diesels de secours de chaque réacteur est classée selon son état de santé : « État correct » en vert, « État à surveiller » en blanc, « État dégradé » en jaune et « État inacceptable » en rouge. Les bilans sont répartis sur les quatre trimestres de l’année 2014. Les cases vides indiquent les diesels pour lesquels il n’y a pas eu de bilan dans l’année. Dans chaque case une note déterminée par de nombreux paramètres est attribuée aux systèmes de secours des réacteurs. Parmi ces paramètres : l’état des moteurs, la vétusté des pièces, l’historique des pannes, les anomalies non résolues et la disponibilité des diesels.

 

Tous les bilans des diesels de secours des réacteurs français sont préoccupants en 2014

 

Le classement d’EDF est édifiant. Aucun bilan effectué sur les diesels de secours en 2014 des réacteurs français n’est classé en « État correct ». Tous les bilans des diesels de secours posaient problème en 2014. Ces systèmes de secours sont tous classés : « État à surveiller », « État dégradé » et « État inacceptable ». L’évaluation globale des groupes électrogènes de secours basée sur la moyenne de 205 bilans réalisés en 2014 est mauvaise. « L’état de ces systèmes sur le parc [nucléaire, ndlr] est donc « dégradé » », indique le document d’EDF. La majorité des bilans des diesels sont soit classés en « État dégradé » (43,9 %), soit en « État inacceptable » (13,2 %). Dans la synthèse du document, EDF en déduit pourtant que « la fiabilité globale de ces systèmes est considérée à l’état « à surveiller ».

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01 BILAN 2014 SYSTEME LHP-LHQ (2015)

« Evaluation de la fiabilité des systèmes », bilan EDF 2014 des diesels de secours des réacteurs nucléaires français, 2015.

 

02 BILAN 2014 SYSTEME LHP-LHQ (2015)

 

 

Cliquez ici pour consulter le bilan complet EDF 2014 de la fiabilité des diesels de secours des réacteurs français (58 pages).

 

Parmi les mauvais élèves, quelques cancres notables se distinguent : les centrales nucléaires de Paluel (Seine-Maritime) et de Flamanville (Manche), où pendant la première moitié de l’année 2014 les bilans sont, à l’exception d’un réacteur, tous « inacceptables ». L’état des diesels de secours de la centrale de Gravelines (Nord) oscille toute l’année entre « État dégradé » et « État inacceptable », hormis lors de deux trimestres pour deux réacteurs, où le bilan rejoint alors le bilan moyen des diesels de secours du parc : « État à surveiller ». A la centrale de Saint-Alban (Isère) et de Nogent (Seine-et-Marne), le curseur ne descend jamais sous « État dégradé ». Bilans peu satisfaisants non plus pour les centrales de Cattenom (Moselle) et de Penly (Seine-Maritime).

 

Le bilan précédent n’est pas meilleur

 

Le précédent bilan n’a pas été meilleur. Sur la période allant de la mi-2012 à la fin de l’année 2013, EDF avait aussi constaté le mauvais état des diesels de secours. Dans une note interne d’EDF intitulée « AP 913 – BILAN SYSTEME LHP – LHQ 2014 » datée de septembre 2014, le tableau nommé « Evaluation de la fiabilité des systèmes » fait le point sur la fiabilité des diesels de secours de chaque réacteur de juillet 2012 à décembre 2013. La disposition des données y est similaire au bilan 2014.[2]

 

L’évaluation globale des groupes électrogènes de secours basée sur la moyenne des 338 bilans des diesels de secours effectués entre juillet 2012 et décembre 2013 est mauvaise, comme en 2014. « L’état du système sur le parc [nucléaire, ndlr] est donc « dégradé », note EDF. La majorité des bilans des diesels sont soit rangés dans la catégorie « État dégradé » (39,1 %), soit dans la catégorie « État inacceptable » (20,7 %). Sur ces 18 mois, seuls 3,2 % des bilans sont classés dans « État correct ». EDF en déduit, comme dans le bilan 2014, que « la fiabilité globale de ces systèmes est considérée à l’état « à surveiller ».

 

La centrale de Paluel est dans le rouge, elle possède les bilans les plus mauvais : tous sont classés « État inacceptable », à l’exception d’un diesel pendant un seul trimestre. La majorité des bilans de la centrale de Flamanville sont aussi rangés dans la case « État inacceptable ». La centrale de Chooz (Ardennes) va de « État dégradé » à « État inacceptable ». La fiabilité des moteurs de secours n’est pas optimale non plus dans les centrales de Cruas (Ardèche), Cattenom, Gravelines et Penly. Matériel en mauvais état, anomalies et erreurs humaines : les problèmes de fiabilité des diesels de secours ont sensiblement les mêmes causes que lors du bilan 2014.

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01 BILAN MI-2012-2013 SYSTEME LHP-LHQ (2014)

« Evaluation de la fiabilité des systèmes », bilan EDF mi-2012-2013 des diesels de secours des réacteurs nucléaires français, 2014.

 

02 BILAN MI-2012-2013 SYSTEME LHP-LHQ (2014) 03 BILAN MI-2012-2013 SYSTEME LHP-LHQ (2014)

 

 

Cliquez ici pour consulter le bilan complet EDF mi-2012- 2013 de la fiabilité des diesels de secours des réacteurs français (62 pages).

 

Les « secours des secours » ont aussi des soucis

 

Si les deux diesels de secours de chaque réacteur venaient à tomber en panne, un groupe électrogène diesel « d’ultime secours » ou une turbine à combustion (selon le site) est à la disposition de tous les réacteurs de la centrale. Mais ces « secours des secours » rencontrent également des problèmes importants de fiabilité. Dans une note interne d’EDF intitulée « AP 913 – BILAN SYSTEME LHT 2014 » datée de juillet 2014, EDF fait le bilan de ces matériels sur les années 2012 et 2013.

 

Les bilans des groupes électrogènes « d’ultime secours » sont majoritairement classés par EDF dans « État à surveiller » (48,7 %) et « État dégradé » (40,5 %). Seuls 2,7 % des bilans sont classés dans « État correct ». « L’état du système sur le parc [nucléaire, ndlr] est donc « à surveiller », indique le bilan des diesels « d’ultime secours ». Les bilans des turbines à combustion sont encore moins bons. Le plus grand nombre est classé dans « État dégradé » (45,6 %) et « État inacceptable » (21,6 %). 3,5 % des bilans atteignent l’« État correct ».  « L’état du système sur le parc [nucléaire, ndlr] est donc « dégradé », conclut EDF. Comme dans les deux autres bilans, EDF en déduit que « la fiabilité globale de ces systèmes est considérée à l’état « à surveiller ». En cause, à nouveau, l’erreur humaine. La majorité des incidents de sûreté sur ces matériels « a pour origine des causes de Facteur Humain », précise aussi le document EDF.

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01 BILAN 2012-2013 SYSTEME LHT (2014)

« Evaluation de la fiabilité des systèmes », bilan EDF 2012-2013 des diesels « d’ultime secours » et des turbines à combustion des réacteurs français, 2014.

 

02 BILAN 2012-2013 SYSTEME LHT (2014)

 

Cliquez ici pour consulter le bilan complet EDF 2012-2013 de la fiabilité des diesels « d’ultime secours » et des turbines à combustion des réacteurs français (46 pages).

 

Interrogé sur ces bilans de fiabilité et sur l’état réel des diesels de secours des centrales françaises, EDF ne nous avait pas encore répondu au moment de la publication de cet article. L’Autorité de sûreté nucléaire a déclaré au Journal de l’énergie ne pas avoir connaissance de ces bilans de fiabilité. « L’ASN n’a pas à se prononcer sur cette méthodologie car elle relève de la maintenance préventive dont la responsabilité incombe à EDF », a expliqué la responsable de la Direction des centrales nucléaires à l’ASN, Anne-Cécile Rigail. « On ne peut pas mettre un agent ASN derrière chaque agent EDF », a conclu Mme Rigail.

 

Dans une dépêche AFP datée du 14 mars, EDF et l’ASN ont tenu à minimiser la portée des documents révélés par le Journal de l’énergie. « Ces diesels, à l’heure où je parle sont disponibles, sont en bon état », a précisé Philippe Sasseigne, directeur de la production nucléaire France d’EDF. « Les observations que ces rapports révèlent ne sont pas des écarts qui remettent en cause la capacité de ces équipements d’assurer leur mission en cas d’accident mais montrent toutefois un certain nombre de difficultés qu’a EDF dans la gestion de la maintenance de certains systèmes de ses réacteurs », a indiqué Julien Collet, directeur général adjoint de l’ASN.

 

 

Le deuxième volet de notre enquête a été publié le 25 mars et est accessible ici.

L’article a été mis à jour le 15 mars 2016 à 9h42 : ajout des réactions d’EDF et de l’ASN le 14.03.2016 à la publication de notre article.

 

 


 

 

Retrouvez une analyse détaillée de la problématique des diesels de secours dans le n° 279 de la Gazette Nucléaire​, la revue du Groupement de Scientifiques pour l’Information sur l’Energie Nucléaire (GSIEN).​

 

 

[1] Des explications plus détaillées par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) sont disponibles à cette adresse :

http://www.irsn.fr/FR/connaissances/Installations_nucleaires/Les-centrales-nucleaires/Pages/alimentations-electriques-centrales.aspx

[2] A noter que les bilans 2014 et mi-2012-2013 ne s’étendent pas sur les mêmes périodes (12 mois contre 18 mois) et que les bilans de certains diesels de réacteur sont différenciés dans le bilan mi-2012-2013, contrairement au bilan 2014 qui fusionne les bilans des deux diesels de chaque réacteur – à une exception près.